Michel, facteur déboussolé

Michel* est facteur depuis plus de trente ans. Il a vu La Poste passer d’un service public où il faisait bon travailler à une entreprise kafkaïenne en quête de profit. Pour lui, le service « Veiller sur mes parents » n’est qu’un pas de plus dans cette évolution. Portrait.

Il a l’air solide, Michel*. La cinquantaine, teint hâlé et gestes assurés, il connaît son métier et pourrait en parler pendant des heures. Pour sûr qu’il le connaît, ce métier…

Il y met les pieds au début des années 1980. Job d’été. Quelques remplacements, «comme ça ». Et rapidement, il se voit bien continuer à la Poste. « On parle avec les gens. On leur rend des services sans rien en retour. C’est ça qui m’a plu, ce lien social ».

Quelques années plus tard, il passe le concours qui lui permet de devenir fonctionnaire. À Paris, puis dans le sud de la France, il exerce paisiblement son métier. Ambiance chaleureuse, le matin, dans la salle de tri général. Entre facteurs, on s’offre des cadeaux pour fêter les naissances et les mariages. « On était une grande famille ». Après le tri, faire sa tournée. Distribuer des lettres et colis à des familles dont on connaît toutes les générations. Rendre service : « Chercher les médicaments de mamie au village d’à côté» ; lui apporter le pain quand elle a du mal à se déplacer. Quand on ne l’a pas vue depuis un moment, se renseigner. Toquer, s’assurer que tout va bien. Michel* aime ce métier, en particulier les discussions qu’il peut avoir avec les usagers …

Mais, un jour, c’en est trop pour la direction de la Poste. Nous sommes au début des années 2000. Accusé de finir trop tard en raison des discussions qu’il entretient avec les riverains, Michel* est « qualifié d’inapte à la distribution ». Il a pourtant plus de vingt ans de métier. Gueule de bois.

La Poste a bien changé en vingt ans. En 2006, elle lance « Facteurs avenir ». Les tournées sont réorganisées de sorte qu’elles changent tous les deux ou trois ans. Fini le facteur qui passe depuis des années aux mêmes adresses. La raison : la chute du volume de courriers, au profit d’internet.

Le début des problèmes

Depuis, cette diminution du courrier sert à justifier à peu près toutes les décisions de la Poste. Dans l’organisation du travail d’abord : des tournées supprimées, des après-midis travaillés alors que seuls les matins l’étaient auparavant.

« J’ai du mal avec ces décisions qui viennent d’en-haut et qu’il faut appliquer. Quand les petits disent qu’il y a un problème, ils s’en fichent »

Dans les années 2000, c’est le début de la course à la rentabilité. Surtout avec le changement de statut de la Poste en 2010, qui devient une société anonyme. Ça ne rigole plus. On chronomètre le travail. 1 minute 30 pour un recommandé. Il y a des marches à monter ? Il faut du temps pour qu’une personne à la mobilité réduite vienne ouvrir ? La Poste n’en a que faire. Elle devient kafkaïenne. Elle fixe des règles, des impératifs auxquels les facteurs doivent se soumettre. Des règles qu’elle change d’un jour à l’autre, comme des lubies. Un jour, se rappelle Michel, les facteurs « se font engueuler s’ils ne récupèrent pas l’argent lié à la taxe sur les courriers pas assez affranchis ». Le lendemain, c’en est fini de cette norme. Michel a de plus en plus de mal à s’y retrouver dans son travail. « C’est désolant. » Et d’embrayer sur cette anecdote : auparavant, le courrier pour la mairie pouvait ne contenir que la mention « Mairie », sans l’adresse de celle-ci. Or, un jour, son bureau juge qu’on ne peut plus distribuer ce courrier s’il ne comprend pas l’adresse de la Mairie. Sinon, il retourne à l’expéditeur. Incompréhensible pour les facteurs du bureau. « J’ai du mal avec ces décisions qui viennent d’en-haut et qu’il faut appliquer. Quand les petits disent qu’il y a un problème, ils s’en fichent ».

L’ambiance de travail en pâtit. Désormais, les facteurs travaillent en binômes. Et les équipes sont mises en concurrence. La hiérarchie met en avant le meilleur vendeur. Pour motiver les troupes, on brandit la perspective d’une promotion. Et quand la carotte ne suffit pas, la Poste n’a pas peur de sortir le bâton.

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Michel voit défiler plusieurs de ses collègues au conseil de discipline. Pour trois fois rien : une erreur de distribution ; un service rendu qui n’aurait pas dû l’être … « On a une épée de Damoclès au-dessus de la tête. On a peur de perdre notre place. » Surtout après que la Poste a décidé des coupes dans ses effectifs, avec le non-renouvellement de plusieurs milliers de ses travailleurs ces dernières années, dont 7.302 en 2015. Une casse sociale qui cause d’irréversibles dégâts. Selon la CGT et Solidaires, la direction de la Poste aurait comptabilisé cinquante suicides en 2016. Le suicide, Michel y est confronté, un jour : une de ses collègues a tenté de mettre fin à ses jours. « J’ai des frissons, rien qu’à en parler. Je n’ai jamais pensé qu’en travaillant j’assisterais à une scène comme ça. » Il garde en travers de la gorge la réaction de son entreprise : « C’était “ça y est, elle a été prise en charge. Retournez travailler ! ” Ils se sont complètement déresponsabilisés. »

« Si je savais faire autre chose, je le ferais »

« Il faut bien gagner son pain. Si je savais faire autre chose, je le ferais » lance le facteur, lassé. Lassé de la tournure qu’a prise son entreprise, déboussolé par les nouveaux services qu’il doit proposer aux usagers devenus des « clients ». Vente de timbres, récolte des papiers à recycler … le facteur d’aujourd’hui est sur tous les fronts.

« Cette semaine, j’ai dû demander aux usagers si leur domicile est une propriété privée, s’il s’agit d’un HLM. S’ils répondent positivement, il y a d’autres questions. Il fallait aussi prendre une photo du numéro du domicile. On ne nous a même pas expliqué pourquoi. » En fait, la Poste profite du lien de confiance qu’entretiennent les postiers avec les riverains pour obtenir des informations sur ceux-ci, et leur vendre de nouveaux services ; comme « Veiller sur mes parents ». Si ce service n’a toujours pas été mis en place à Marseille, Michel* a néanmoins un avis sur la question.

« J’ai rencontré une dame, âgée. L’autre jour, elle a pleuré dans mes bras. Elle m’a dit : “vous êtes la seule personne que je vois. ” Alors je lui ai promis de lui rendre visite régulièrement. Ça me tient à cœur. Je ne peux pas laisser cette petite dame. Et dire que ça va devenir payant … » Et Michel*, de s’interroger sur la mise en place de cette nouvelle offre : « Si le titulaire n’est pas là, que se passe-t-il ? Le service sera-t-il bien rendu si le facteur n’est jamais le même ? Et s’il y a une grève, qu’est-ce qu’il se passe ? »

Des questions qui restent en suspens, tant le dialogue est rompu entre les agents de la Poste et la direction. Avec son nouveau service « Veiller sur mes parents », elle retire aux moins fortunés de ses usagers leur seul contact avec la société. Elle prive également les facteurs comme Michel du précieux lien social naturel qu’ils entretiennent avec les usagers. Ce lien qui les fait encore tenir debout.

 

Maëva Gardet-Pizzo

*Le prénom a été changé

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